Dr.
(HDR) Lucien Oulahbib -- En ces temps de mornes eaux intellectuelles,
comme aimait à le dire Raymond Boudon, il est réconfortant de saluer la sortie
d'ouvrages qui permettent à "l'honnête Homme" (comme l'on disait
autrefois) de pouvoir s'informer au "mieux". Mais qu'entend-on par-là
? Car, il est souvent d'adage de commencer ainsi une recension pour mieux
promouvoir sa sélection prétendument "objective" alors qu'elle est
déjà et de toute façon subjective par définition : en effet, un locuteur donné
va proposer à la lecture un choix de livres qu'il va juger donc évaluer selon
des critères qui peuvent être eux-mêmes critiqués, ce qui peut relativiser le
choix en question. Si et seulement si cependant il est démontré dès le départ
(en apriori donc) que ce choix peut intéresser tout le monde au sens d'être objectivement
incontournable et donc nécessaire c'est-à-dire universellement indispensable,
du moins pour aborder les objets étudiés par les auteurs en question.
"On"
reconnaît là la célèbre réfutation de Hegel lorsque la pensée empiriquement
vulgaire oppose arbitrairement subjectif et objectif alors que leur
articulation reste une donnée empirique, un fait de saisie, qu'il s'agit
ensuite de décanter, filtrer, afin de bien saisir ce qui relève de la résolution
universelle c'est-à-dire enrichissant tout le monde. De même, pour Husserl, le
problème n'est pas tant de voir le subjectif comme un "point de vue"
que d'indiquer la nécessité de celui-ci aussi pour observer l'ensemble de ce
qui est "vu". Ainsi, ne pas voir le même "rouge" que le
voisin n'infirme pas la présence de cette couleur, mais l'éclaire autrement.
Et, lorsqu'il s'agit d'analyser telle façon de peindre tel trait ou tel trait
-ce qui peut renvoyer à telle ou telle école, cette perception, même si elle
n'est pas perçue par le profane, existe pourtant bel et bien dans le tableau,
du moins si un minimum de "pairs" (ou références) reconnus peuvent
affirmer que cette façon spécifique de peindre est bel et bien là.
Sauf
que, sur certaines questions, en particulier les idées, et leur(s) histoire(s),
les "pairs" ou "experts" peuvent ne pas être d'accord, et
ce pendant longtemps parfois, ce qui fait que certains problèmes restent
toujours en suspens quant à leur résolution (ainsi l'origine du monde,
l'inégalité, le conflit…). D'où alors l'importance du cadre de discussion,
c'est-à-dire ce qui permet l'échange d'idées, autrement dit les
"préjugés" au sens non pas vulgaire du terme (il ne faudrait pas,
paraît-il, en avoir, tout comme les "tabous", quoique sur ce dernier
point il semble que le vulgaire en soit revenu, idem pour les termes de
"valeur", "morale"…) mais au sens de cette nécessité de
préciser au préalable de quoi l'on va parler et sur quel mode afin qu'il puisse
avoir une discussion, une démonstration, et non une monstration, un sermon, qui
semble être pourtant devenu soit dit en passant l'alpha et l'oméga de tout
discours possible de nos jours alors que ce genre de rhétorique serait plutôt
le propre des sociétés sinon totalitaires voire sectaires…
"Je"
peux cependant affirmer ici, et soumettre à la discussion en tout cas, que les
deux travaux en question, ceux de Laurent Fidès et Pierre-André Taguieff que je vais tenter de présenter,
rentrent bien dans la catégorie des œuvres nécessaires
au sens universel précisé plus haut d'incontournable, du moins si le lecteur
désire appréhender l'époque. Laurent Fidès et Pierre-André Taguieff, bien que
leur objet d'étude ne soit pas identique, ont comme point commun d'avoir tous
deux cherché à comprendre pourquoi les qualifications d' "extrême
droite" de "vivre ensemble" de "droit sont souvent
manipulés de manière "intimidante" observe Fidès, ou de façon confuse
tel que le terme " de "nationalisme" prononcé parfois à dessein
pour mieux amalgamer diverses interrogations pour une part légitimes souligne Taguieff : ainsi l'on peut défendre sa langue
"nationale" sans pouvoir être taxé de réactionnaire ou considérer que
les institutions européennes dans leur vision "macro" des choses ne
saisissent pas assez la complexité des impacts sans que ce constat puisse être
classé d'emblée de "populiste".
L'un et
l'autre ont cependant bien conscience qu'ils marchent sur des queues de vaches
sacrées tant certains termes ont été mis à l'Index alors que ces deux auteurs
ne cherchent pas tant à les justifier voire s'en indigner que d'analyser de
façon stricte, objective (au sens de la neutralité axiologique) en quoi une
certaine manière de les présenter obscurcit d'emblée leur définition et surtout
clôt tout débat avant même qu'il soit commencé. Comme si ces termes servaient
en fait de marquage, de préalable, et donc réel préjugé, à tout discours sujet
à question, rendant dans ce cas inutile non seulement leur étude plus
approfondie, mais l'amorce même d'un débat argumentatif (pourtant désormais
enseigné en classe de français au Lycée, voire dès le Collège, en troisième).
Ainsi,
le fait même de faire mine de se poser telle ou telle question (du genre "
est-ce que, peut-être" ou le fameux est-ce que, "quelque
part"…), d'emblée, si cela renvoie à telle ou telle "famille"
d'interrogations liée d'une manière ou d'une autre aux termes honnis, cette
esquisse, encore en suspension, va néanmoins déclencher, automatiquement, la boite
noire de la stigmatisation, de l'étiquetage, celle du licite et de l'illicite
(le mécanisme de la "boite noire" étant d'ailleurs en discussion dans
la future loi sur le renseignement…). "Ce propos est d'extrême
droite" ou " ce que vous dites s'apparente à une pensée d'extrême
droite", "ce propos est populiste", "vous parlez
comme une telle qui est une nationaliste notoire", la maîtrise du verbe
"être" (et verbe apparenté) dans la phrase oriente d'emblée le sujet
vers le prédicat honni qui alors l'annihile ; c'est donc bien le renversement
du sujet dans le prédicat, le prédicat étant le sujet en fait, comme l'avait
construit Marx contre Hegel (ce qui clôt, d'entrée de jeu) le débat à la façon
inversée du point Godwin
car celui-ci apparaît lorsque le débat s'éternise et non pas dès le
départ.
Les
questions sur le cadre préalable de discussion sont donc essentielles: si en
effet la moindre réponse à une question donnée est, tout de suite, étiquetée de
manière infamante alors la suite du débat est biaisé, faussé, on bascule
immédiatement du cadre argumentatif au cadre juridique, à l'interdit, et le
débat s'arrête là, sauf à accepter la pure polémique comme excellent cependant
certaines émissions pour faire de l'Audimat et aussi construire un certain
prestige pour l'animateur, mais ce dans une ambiance supposée fétide,
dantesque, puisque le sentiment prévaut d'assister à la fois à un débat biaisé
et diabolisé mais esthétiquement supportable et psychologiquement excitant
parce que ce n'est pas tous les jours que l'on peut observer le diable et son
pourfendeur pour le même prix. Laurent
Fidès et Pierre-André Taguieff posent la question de ce cadre de discussion
tout le long de leur livre, Fidès explicitement, Taguieff plus en filigrane.
Prenons
divers exemples en commençant par le livre de Laurent Fidès -puisqu'il puise et
forge précisément son objet sur l'interrogation des conditions de tout discours
possible : pourquoi est-il ainsi devenu impossible, dit-il, de discuter
autrement de l'IVG que de façon convenue, au sens de le questionner plus
fondamentalement dans ses présupposés (ses préjugés) du fait même que le fœtus n'étant
ni un rein ni un œil, ne peut pas, déjà logiquement, découler,
strictement du "droit à disposer de son corps" ? "La"
société, donc tel ou tel membre de celle-ci pourrait donc critiquer cette
déduction. Or, "on" le sait bien, et ce, d'emblée, cette question,
même, elle-même, sera immédiatement classée, tout de suite, en irrecevabilité,
et ce en préalable à toute réflexion possible. Par qui ? Par cette espèce de
discours dominant et donc "intimidant" comme l'énonce Fidès posant
d'emblée, implicitement, dans les "interstices" du discours (comme le
disait Baudrillard) qu'une telle question, ne serait-ce que le seul fait de
l'imaginer, revient quasiment à se demander si l'on aurait le droit de
représenter Mahomet (ne parlons même pas de le caricaturer) le cadre de cette
question touchant en fait à ce qui est désormais sacralisée et dont l'esquisse
même, au fin fond de la pensée la plus intime, force le locuteur potentiel à
s'autocensurer d'emblée, du moins s'il ne veut pas être "stigmatisé",
montré du doigt, prélude immanquablement à la mort médiatique avant la mort
intellectuelle puis sociale, sauf à accepter d'être marginalisé et de paraître
dans les milieux dits "réactionnaires, d'extrême-droite" (alors que
des pays dits "progressistes" ayant l'islam comme religion d'État, comme l'Algérie, l'interdisent).
Ce dernier
point, celui de la mort sociale, n'est pas une figure de style. Fidès rappelle
à juste titre le sort de Robert Redeker menacé de cette mort qui a frappé les
dessinateurs de Charlie, et plus symbolique encore le sort (toujours actuel) de
Sylvain Gouguenheim qui avait eu l'outrecuidance selon certains de tenter
d'indiquer que la pensée grecque en particulier celle d'Aristote serait aussi
parvenue en Occident autrement que par la seule filière de la pensée dite
"arabe" (Avicenne étant Perse, de même que Farabi, Ghazali, tandis
qu'Averroès était Maure et Ibn Khaldun est né en Tunisie). Or, comme un tel
propos va à rebrousse-poil de cette dernière supposition présupposant en
réalité une légitimité supérieure de celle-ci sur celle-là, non seulement la
position de Gouguenheim a été caricaturé, mais une pétition a circulé pour lui
retirer son poste de professeur.
Il en a
été de même récemment pour Vincent Courtillot et Claude Allègre dont les
critiques à l'encontre de l'analyse climatique ambiante (posant l'activité
humaine comme en étant la source unique dudit changement" actuel, voir à
ce propos le résumé (en ligne) qu'en a fait Pierre Pagney sous forme de "Testament de climatologie" en se situant sur une
position intermédiaire) auraient pu être posées autrement qu'en les menaçant
également, via une pétition, de les exclure de la communauté scientifique. Mais
revenons à Gouguenheim, il est patent de constater que les écrits de St
Augustin pouvaient être aussi une des sources de la présence grecque, tout de
même, surtout lorsque l'on apprend en lisant Rémi Braque que "Farabi fut
l'élève d'un chrétien" (Au moyen du Moyen âge, Champs/Flammarion, 2008, p.67).
Et que penser de la lecture qu'Averroès aurait faite d'Aristote, par exemple
"l'homme ne pense pas" mais "est pensé", alors que cette
formule a été fortement critiquée par Thomas d'Aquin ? : "La noétique
d'Averroës est donc bien incompatible avec toute idée d'une pensée individuelle
: être averroïste c'est soutenir que l'homme ne pense pas. " (Alain de
Libera, introduction à Contre Averroès de Thomas d'Aquin, GF Flammarion, 1994,
p. 70, notons que Alain de Libera fut l'un des plus grands pourfendeurs de
Gouguenheim)…Sauf que se poser ainsi la question déplace le cadre de la
discussion non plus vers l'idée d'un apport unique qui de façon sous-jacente
laisse entendre en creux que sans cet apport l'Occident aurait été en quelque
sorte acéphale, mais plutôt vers la question des interactions entre cultures et
personnalités à un moment historique donné (que dire de l'apport d'un Rachi par
exemple ?).
Fidès
aborde aussi d'autres pensées intimidantes comme ce dit "vivre
ensemble" qui semble évacuer en même temps le fait que cela ne peut pas
être une obligation, ce qui fait penser à cette incantation des technocrates
européens et leurs affidés assénant que devant le manque démographique du
continent l'immigration saura y suppléer sans cependant penser au fait que les
immigrés ne sont pas que des ventres à bébé ou des bras pour effectuer les
travaux ingrats ils ont aussi un cerveau une culture et ils désirent, à juste
titre, les déployer, autrement dit, humainement, au sens anthropologique, sauf
que cela peut aller à l'encontre d'acquis civilisationnels comme l'égalité
homme/femme par exemple, la liberté individuelle de penser (la liberté de
conscience) ce qui implique de définir des cadres juridiques protecteurs qui ne
peuvent se satisfaire d'accommodements par trop raisonnables d'où sinon
"le sentiment d'insécurité culturel" dont parle précisément
Pierre-André Taguieff dans son livre lorsqu'il analyse les fondements du
renouveau nationaliste européen. Or, c'est précisément ce genre de conclusion
pourtant objective que ne veut pas entendre le "discours intimidant".
Taguieff
tente pourtant de dénouer avec beaucoup de doigté ce nœud
gordien que d'aucuns s'empressent de trancher en prétendant affirmer que toute
critique à l'encontre de l'immigration est nécessairement sinon raciste du
moins xénophobe, ce qui stigmatise certes, mais n'explique rien, ou si peu.
Alors que Taguieff fait bien la part des choses entre les courants qui ont
toujours été anti-assimilationnistes et donc rejetteront, au nom de la
"différence" (telle la dite "nouvelle droite") tous ceux
qui ne viennent pas d'un fond européen pré judéo-chrétien, païen, paganiste,
(non encore adoucie par le christianisme comme le critiquait Nietzsche) et les
courants certes conservateurs mais qui sont bien plus revêches que franchement
racistes face à l'arrivée de nouveaux entrants (que penser d'ailleurs des
tensions en Afrique du Sud depuis 2008 envers les migrants non blancs?).
Taguieff
remarque que la montée de cette insécurité culturelle n'est pas essentiellement
lisible par ses fondements socioéconomiques comme il est pourtant prétendu dans
la littérature pseudo-savante. Et la critique qui peut être opérée à l'encontre
des institutions européennes, d'une certaine lecture de l'islam, voire de
l'islam lui-même, ne peut pas non plus être réduite à une lecture "réactionnaire"
voire "phobique" des choses (ce dernier terme étant étrillé par
Fidès, rappelant que cette vision psychiatrique est au fondement des
enfermements totalitaires) car en opérant de la sorte on obtient plutôt un déni
de réalité qu'une exacte analyse de ce qui se passe car, concernant le rapport
aux discours et aux actes se réclamant de l'islam, l'appréhension (dans les
deux sens) qui en découle n'est pas seulement un "sentiment" ou un
"fantasme" comme il a été vu le 7 janvier à Paris, puis à Copenhague,
et avant à Bruxelles, Toulouse…
Par
ailleurs, les conjonctions critiques entre divers courants de droite et de
gauche à l'encontre d'une Europe et d'une mondialisation par trop techniciste
et uniformisante sur fond de spéculation et de "marchandisation" tout
azimut (une critique à vrai dire qui court depuis Rousseau et s'accélère en
France, en Russie, en Allemagne et en Italie, depuis l'avènement de la
Révolution industrielle et l'essor de l'individualisme moderne - le passage de
la gens à la famille nucléaire- si l'on y réfléchit bien) ces courants,
hétérogènes, qui trament à l'heure actuelle autant Podemos, Syriza que le FN ou
l'Ukip, ne peuvent pas être non plus assimilés tels quels à des
"populismes" au sens démagogique du terme, comme si le fait de répercuter
des préoccupations en effet "populaires" au sens double d'être
visibles parmi les peuples et de se propager jusqu'à l'excès du ressenti en
leur sein, devrait être lui-même être posé en apriori comme "effet de
manche populiste" lorsque telle ou telle personnalité politique, médiatique,
s'en fait le haut-parleur.
Selon
Taguieff, il est ainsi bien trop aisé de réduire l'émergence actuelle de ces
courants, en particulier ceux classés à "l'extrême droite" à
une supposée "réaction" fut-ce telle "nouvelle" à la
"modernité" tant leurs appréhensions diverses et complexes renvoient
à des situations à la fois singulières et générales dont la persistance, voire
le "renouveau", s'avère être plutôt de type structurel -lié à la
mutation multiforme des modes de production de représentation et des mœurs, que
le produit uniquement cyclique d'une même séquence historique. Quelque chose se
passe, qui craque, ses fissures s'observent pour celui qui sait voir, mais
lorsque la déflagration surgit il est trop tard, tel l'oiseau de Minerve qui ne
prend son envol que lorsque tout est accompli.
Il
semble bien que les travaux de Fidès et de Taguieff prennent en effet bien plus
de relief aujourd'hui précisément parce que les analyses actuellement
dominantes censées expliquer le monde par des mots valises attrape-tout
culpabilisants ne sont plus capables (s'ils l'ont déjà été) de poser les
conditions nécessaires au débat, sinon par l'anathème et donc en réalité dans
le refus de toute discussion, mais maquillé cependant par un simulacre nommé
"liberté d'expression" qui sert bien plus de marqueurs, comme repérer
les anomalies et les déviants que d'alimenter une discussion réelle entre citoyens
; un terme d'ailleurs lui aussi galvaudé puisque avec son acception
"intimidante" actuelle s'efface l'idée du Pacte à défendre, la Conjuratio
dont parle Max Weber, lorsqu'il indique (dans son Histoire économique) la
spécificité même de la ville occidentale que l'on ne retrouve nulle part
ailleurs, et qui enrichit la notion de politeia parce que l'insertion peut y
être non autochtone, ce qui se trouve bien être à l'origine de l'acception
française de "nation" ou la communauté de destin, bien plus que la
communauté de sang… une acception que les USA avaient reprises également… d'où
la tension séculaire entre trois représentations de la nation (le destin le sol
et le sang) dont il s'agit de débattre au lieu de l'empêcher. Les livres de
Fidès et de Taguieff en forgent (avec d'autres) les conditions de possibilité.
Pierre-André Taguieff, Le renouveau du nationalisme, éditions
PUF, 2015
Reproduction
autorisée avec mention :
Dr.
(HDR) Lucien SA Oulahbib - http://www.resiliencetv.fr/
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