Extraits
du dernier essai de notre ami Pierre-André Taguieff : « Pensée conspirationniste et
'théories du complot'. Une introduction critique », Uppr Éditions, e-book,
avril 2015 (lien vers source en bas de page)
-- Ces dernières années, la vague
complotiste a pris de l'ampleur en jouant un rôle croissant dans le champ de
l'opinion. Les « théories du complot » ont accompagné le traitement
de la plupart des menaces reconnues comme telles, au point de s'imposer comme
un thème idéologico-politique régulièrement affiché et débattu. Les médias s'en
sont fait l'écho, en même temps que, par une réaction circulaire, ils ont
alimenté, voire renforcé la passion complotiste.
Le
thème du complot est devenu une marchandise culturelle autant qu'un topos de la
rhétorique politique. L'accroissement des flux d'information, notamment par l'effet
du Web qui charrie indistinctement le vrai, le faux et le douteux, produit
mécaniquement une haute diffusion des rumeurs de complots, qui peuvent prendre
la forme de « rumeurs solidifiées », et des explications
« alternatives » de style complotiste. En outre, la vie politique
internationale s'est de plus en plus imprégnée des croyances et des
représentations complotistes. Les accusations mutuelles de conspirer se sont
banalisées dans les relations entre États comme dans les relations entre ces
derniers et divers groupes sociaux, politiques ou ethniques.
Au
Moyen-Orient, la plupart des conflits politiques ou religieux, ainsi que les
guerres asymétriques entre États et groupes islamistes armés, s'accompagnent de
« théories du complot » diffusées par les propagandes respectives des
rivaux ou des belligérants. Les situations de concurrence et de conflit,
surtout lorsque les acteurs collectifs qui s'affrontent se radicalisent dans
leurs positions et n'imaginent plus trouver un compromis, favorisent les fièvres
complotistes. Toute montée aux extrêmes risque de prendre l'allure d'une marche
vers une situation apocalyptique, à travers la généralisation d'une paranoïa
complotiste. On assiste au spectacle permanent de la concurrence des victimes
autoproclamées de complots imaginaires.
Les principes
de la pensée conspirationniste
Les
récits conspirationnistes accusatoires sont structurés selon cinq principes ou
règles d'interprétation des événements, qui permettent de répondre
au besoin d'ordre ou de structure stable dans la perception des séries
événementielles, l'impératif étant d'échapper à tout prix à l'anxiété liée au
sentiment de la marche chaotique du monde. De ces principes dérivent les
représentations et les croyances constituant l'imaginaire conspirationniste :
Rien n'arrive par accident. Rien n'est accidentel ou insensé, ce qui implique
une négation du hasard, de la contingence, des coïncidences fortuites :
« ce n'est pas un hasard si... ».
Tout ce
qui arrive est le résultat d'intentions ou de volontés cachées. Plus
précisément, d'intentions mauvaises ou de volontés malveillantes, les seules
qui intéressent les esprits conspirationnistes, voués à privilégier les
événements malheureux : crises, bouleversements, catastrophes, attentats
terroristes, assassinats politiques. Car les bonnes nouvelles et les heureux
événements n'intéressent pas les amateurs ou les collectionneurs de
« théories du complot ». La question est ici : « qui est
derrière... ? ». On retrouve l'axiome de la psychologie des intérêts,
censé tout expliquer, comme l'a pointé Karl Popper : « Selon la
théorie de la conspiration, tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela
profite ».
Rien
n'est tel qu'il paraît être. Tout se passe dans les « coulisses » ou
les « souterrains » de l'Histoire. Les apparences sont donc toujours
trompeuses, elles se réduisent à des mises en scène. La vérité historique est
dans la « face cachée » des phénomènes historiques. L'axiome
est ici : « on nous manipule ». Dans la perspective
conspirationniste, l'historien devient un contre-historien, l'expert un
contre-expert ou un alter-expert, un spécialiste des causes invisibles des
événements visibles. Il fait du démasquage son opération cognitive principale.
Dès lors, l'histoire « officielle » ne peut être qu'une histoire
superficielle. La véritable histoire est l'histoire secrète.
Tout
est lié ou connecté, mais de façon occulte. « Tout se tient », disent
les complotistes, prenant la posture de l'initié. Derrière tout événement
indésirable, on soupçonne un « secret inavouable », ou l'on infère
l'existence d'une « ténébreuse alliance », d'un mystérieux et
inquiétant « Système ». Les forces qui apparaissent comme contraires
ou contradictoires peuvent se révéler fondamentalement unies, sur le mode de la
connivence ou de la complicité. La pensée conspirationniste postule l'existence
d'un ennemi unique : elle partage avec le discours polémique la reductio
ad unum des figures de l'ennemi. Celui-ci reste caché, et ne se révèle que par
des indices. C'est pourquoi il faut décrypter, déchiffrer à l'infini.
Tout ce
qui est officiellement tenu pour vrai doit faire l'objet d'un impitoyable
examen critique, visant à le réduire à des croyances fausses ou à des
mensonges. C'est la règle de la critique dérivant du soupçon systématique, ou
plus exactement de l'hypercritique s'appliquant à tout discours officiel.
Encore faut-il souligner le fait, selon une suggestion du psychologue social
Pascal Wagner-Egger, que tout ne doit pas être passé au crible de la critique,
mais seulement la version « officielle », perçue comme telle, qu'on
nous donne de l'événement. Il y a donc une frappante « asymétrie
cognitive » chez les complotistes qui, surtout depuis le 11-Septembre,
font preuve d'un extrême esprit critique envers la version officielle d'un
quelconque événement en même temps que d'une extrême crédulité vis-à-vis des
« théories du complot » se présentant comme des explications
« alternatives ».
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